Méem

Ce n'est qu'en poussant le voile de la maison commune que cela devint évident pour moi. Bien que je n'étais qu'à peine arrivée de Mojhal après trois jours de marche effrénée, la vue du Wésyqun et de toute ma famille réunie autour de notre matriarche allongée sur son lit de feuilles de palmier séchées me fit un choc. Je m'y attendais depuis longtemps, et me demandais bien pendant toutes ces années comment elle avait même réussi à rester si fière et vivace durant autant de temps, mais l’âge l’avait rattrapée elle aussi. Meém me reconnut immédiatement.

« Oh, Nuye, entre donc, je t'attendais ! Viens donc auprès de moi. »

Alors que je m’avançais, l’homme saint referma le voile derrière moi et ouvrit une petite fenêtre dans le plafond.

« Meém, je suis soulagée de voir que je ne suis pas arrivée trop tard. Comment vous sentez-vous ? — Nuye, ma petite, moi aussi, je suis heureuse de te voir. Et bien sûr que tu es arrivée à temps, tu as l'héritage des Ñywésyqun en toi, la bénédiction des dieux. Tu es arrivée à temps, car ils t’ont dit quand partir, qu’il fallait que tu arrives maintenant. Tu es arrivée à temps pour me guider. Vois, dit-elle en se tournant vers la lucarne, Nurya sera visible depuis mon lit ce soir. Tu pourras m’accompagner avec Ñóib vers nos dieux. C’est le petit-fils d’une cousine à moi, mais je doute que vous ne vous soyez rencontrés. Il n’est arrivé, il n’y a qu’une dizaine de jours, c’est la première fois qu’il vient ici, et je crois que tu étais déjà repartie pour la ville à ce moment-là. — Meém, je vous en ai déjà parlé, je ne sais pas communiquer avec les dieux. J’ai peut-être votre sang qui coule dans mes veines, mais je ne suis pas une Wésyqun pour autant. — Même si cela était vrai, mon enfant, fais-moi plaisir, essaie. Et si rien ne se passe, tant pis, tu auras au moins aidé ta pauvre grand-mère à quitter ce corps, son Wésy en paix. »

Cette conversation me mettait mal à l’aise. En plus du stress du voyage, des regards tristes, chuchotements et pleurs dans la maison, et de mon chagrin à la voir ainsi, ses paroles à propos son départ ne faisaient que resserrer encore mon cœur qui me pesait déjà tant. Je ne pus empêcher un sanglot de s’échapper.

« Meém, vous êtes forte, la femme la plus forte que je connaisse ! Vous me paraissez encore en bonne santé, comment pouvez-vous dire que vous nous quitterez ce soir ? — Nurya m’est venue en rêve, et m’a révélé que c’est en effet ce soir que je vous quitte. Et ne t’ai-je pas déjà dit, elle vient me chercher. Allons, enlève donc ton châle de ta tête, va rejoindre notre Wésyqun et prie pour ta pauvre grand-mère, ma petite. »

Je me levai donc, le regard brouillé par les larmes et allai me rassoir en tailleur, derrière son lit, alors que je laissais mon zocséwe glisser le long de mes épaules. Le Wésyqun vint s’asseoir à côté de moi.

« Je vous dirais bien que c’est un plaisir de vous rencontrer, me dit-il, mais je crains que le moment ne soit hélas pas aux réjouissances. Votre grand-mère m’a cependant beaucoup parlé de vous. Je suppose que je n’ai pas besoin de vous rappeler le déroulement de la cérémonie ? — Non, merci. Je m’en souviens encore. Mais je vous assure que hélas je ne vous serai pas d’une grande aide. — Laissez-vous simplement porter. Si rien ne se passe, tant pis, vous serez au moins fixés sur votre statut. Si vous ne pouvez pas éveiller vos pouvoirs qui vous ont été donnés par les dieux maintenant, c’est que véritablement, il n’y a rien à faire. » Son ton m’agaçait. Je sais que je n’ai aucun talent particulier, mais me le rappeler sur un air aussi hautain… Je restais assise, les larmes roulant sur mes joues, sanglotant doucement.


La nuit tomba, et on alluma un feu au centre de la maison commune, aux pieds de Meém. Nurya allait apparaître dans la lucarne que Ñóib avait ouvert plus tôt. Ce dernier fit un geste, toutes les personnes encore debout s'assirent, la cérémonie commença. Sans grande conviction, je me mis à visualiser, yeux fermés, la salle, Meém, son lit, moi, le Wésyqun, l’assemblée. L’image me semblait claire, et j’attendais que le chaman commence à réciter les prières. Rien. Pas un bruit. Tout le monde restait immobile, silencieux. Seul le crépitement du feu remplissait la salle d’un quelconque bruit. L’attente me paraissait interminable ; combien de temps allait-il nous laisser patienter ainsi ? Il me paraissait le voir, dans mon image mentale, me faire signe de commencer. Autant y aller maintenant, me-disais-je, sinon à ce rythme-là, Meém risque de nous quitter avant même que l’on ait pu l’honorer. Je pris une inspiration et entamai la récitation des paroles sacrées. J’imaginais la déesse Nurya, jeune et belle, la peau argentée, habillée de soieries de couleurs vives et d’ornements précieux, les cheveux à moitié en chignon, l’autre libre, tombant sur ses cheveux. Elle apparut à la lucarne, puis descendit doucement dans la pièce. Elle se posa assise en tailleur au-dessus du front de Meém, tandis que des émanations de la déesse apparaissaient au sommet de la tête de chacun des membres de l’assemblée. Une lumière argentée se mit à rayonner depuis le cœur de la déesse, inondant la pièce d’une douceur sans pareille, d’un sentiment de réconfort. Puis, elle fondit en chacun d’entre nous, puis la lumière de chacun d’entre nous fondit en Meém. Je déclarai alors : « Péigé, Matriarche des Weqi, je vous invite à accepter la lumière de Nurya, déesse de la lune mineure, votre protectrice et guide spirituel. Elle nous a rejoints, et vous pouvez maintenant la suivre pour la rejoindre, la rendant plus brillante encore afin qu’elle illumine notre monde, grâce à vous et à tous nos ancêtres. Vous pouvez laisser derrière vous votre corps, qui a fait son temps, afin de laisser votre esprit prospérer dans le domaine des dieux. — Ce n’est pas seulement Nurya qui est présente, souffla péniblement Meém. Les deux déesses lunaires sont ici. Et elles me guident toutes deux. » L'entendre ainsi me déstabilisa. Habituellement, seuls les Ñywésyqun ne pouvaient parler durant la cérémonie. Mais, sans laisser de temps à mes pensées, ma visualisation continua. Le corps de Meém devint de lumière et fondit en son cœur, en un point lumineux, d’un bleu profond. Je récupérai alors cette sainte graine, et la tendis vers Nurya qui la prit délicatement entre ses mains. Cette dernière leva alors les yeux au ciel, et je fis de même. Les deux lunes étaient l’une à côté de l’autre. Le cadre de la lucarne s’élargit, laissant place à un ciel éclairé de mille feux par les résidences divines, et plus encore par les deux astres de la nuit. Ces derniers se rapprochaient tandis que Nurya et moi-même continuions à les fixer paisiblement, emportant avec nous le Wésy de Meém.

J’ouvrai les yeux, constatant que je m’étais encore laissé emporter dans mon imagination. Mon corps, cependant, semblait être resté fidèle à l’événement, alors que je continuais à chanter les prières marquant la fin du rituel. À la dernière note, tout resta pendant quelque temps en suspens. Pas un bruit ne se faisait entendre, alors que le feu commençait à s’éteindre. Je lançai un regard vers Meém : elle était désormais entièrement immobile, sa poitrine avait cessé de monter et descendre. Ainsi, elle nous a bien quittés, songeai-je. Je me tournai alors vers le Wésyqun, qui avait un air ahuri sur son visage.

« Pas de doute Nuya, vous êtes bien une descendante de feu votre grand-mère. Mes excuses pour mon comportement de tout à l'heure. — Je sais ce que vous allez dire. Vous allez prétendre que je suis bel et bien une Wésyqun. Je sais que je n’ai rien de spécial. Arrêtez de vouloir à tout prix me faire prendre la relève de ma grand-mère, je ne servirais à rien. »

Je sortis, énervée par la réflexion du Wésyqun, presque prête à repartir sur-le-champ. J’allais trouver l’Arbre Ancien du village, et m’assis à son pied. Les deux lunes étaient l’une à côté de l’autre. La vision de la petite sœur Nurya et sa grande sœur Nuya m’apaisèrent, et je m’endormis sur place.




Texte publié sur supran.fr pour le #DéfiDuLundi 1, suivant les thèmes chaman et mort.