Le jugement d’Ishum

« Un monstre, voilà ce qu’il est ! rugit la voix d'Ishum. Notre cité ne pourra connaître le repos tant que cet assassin vivra, et respirera ! » Le public se mit à l’acclamer, lui criant des encouragements, et maudissant le nom de Sin-saïd qui était sur le sol du tribunal, à genoux, les mains liées derrière le dos. Son visage était renfermé, ne laissant rien paraître. On le voyait, sale, décoiffé, sa barbe était devenue hirsute sous sa tête penchée en avant. Les entailles des coups de fouet qu’il avait reçu en prison le faisaient souffrir, mais pas autant que sa jambe que le bourreau lui avait cassée, rendant sa position agenouillée insoutenable. Mais il ne pouvait rien faire pour se défendre, mis à part attendre, ou plutôt espérer, qu’on lui donne enfin la parole. Un pas de travers, et sa nuque pourrait très bien être désolidarisée de son corps.
Ishum se tourna alors vers le souverain qui présidait du haut de son trône de pierre la salle. Le prêtre était rouge de colère alors qu’il criait son mécontentement. « Oh Gulkishar, roi de Babylone, je vous en conjure, mettez fin aux jours de cet homme ! Ses horribles crimes ne seraient laissés impunis ! C’est par de sa faute que tant de gens périrent dans d’atroces souffrances ce mois-ci, c’est par de sa faute que des hommes bien portants, et même des femmes, et des enfants, se meurent de faim, se meurent de soif. Ce scélérat nous a maudit, tous ! et par de sa faute, nous nous mourrons ! Il a offensé nos dieux, et de par son sang, nous les apaiserons ! » Le souverain se leva lentement de son trône, et jaugea Ishum. Son regard se posa ensuite sur Sin-saïd, qui n’avait toujours pas bougé. Il s’exprima enfin, s’adressant à ce dernier : « Quelle est ta déclaration, Sin-saïd, fils de Bel-samu, disciple de Baassiia. Ton maître t’a-t-il enseigné un quelconque art de faire souffrir autrui ? Estimes-tu avoir offensé les dieux ? Nous as-tu jetés un mauvais sort ? – Seigneur, Sire, Votre Majesté, Votre Grâce, dit péniblement Sin-saïd. Je peux vous assurer sans l’ombre d’un doute, tout ce que m’a enseigné mon maître Baassiia, ce ne sont que des prières, concoctions et usages des herbes, grains, et liquides qui ne font que venir en aide aux gens. Jamais n’ai-je voulu lancer de malédiction sur notre peuple, et jamais n’ai-je voulu offenser les dieux. Je le jure au nom d’An. Je souffre tout autant que vous de ce désastre, et ne souhaite voir que la fin de ce désastre. — Il ment ! s’exclama Ishum. Cette situation ne lui est que profitable ! Jamais n’avait-il eu autant de clients qu’avant maintenant, jamais n’avait-il autant vendu de ses potions ! Ne croyez aucune de ses paroles, car elles sont pleines de venin ! »
Le roi se rassit, perplexe quant à la situation. Il ne savait que faire. Sin-saïd avait une excellente réputation auprès des infortunés qui chantaient volontiers ses louanges. Mais ici, dans cette salle du tribunal, seuls étaient présents des personnes du peuple autrement plus riches : des marchands, des notables, des diplomates… Et tous avaient perdu quelqu’un récemment. Il ne pouvait pas se permettre de commettre de faux pas, et se sentait pris en tenailles. Que valait-il mieux faire : risquer une révolte paysanne, ou risquer de se faire au mieux démettre par les puissants, ou au pire…
« Sire, s’exclama Ishum, puisque ce monstre nous a disgracié aux yeux des dieux, ils ne le protègeront donc pas. Ils sont en colère contre lui, ainsi, il ne bénéficiera d’aucune aide de leur part. J’invoque ainsi le jugement par le feu ! Qu’on apporte une lame, rougie par les braises, et qu’on la lui applique sur la langue ! La bouche des menteurs est sèche comme un désert, tandis que celle des honnêtes gens produit de la salive en bonne quantité. Si sa langue est brûlée, alors elle aura été trop sèche, marquant son mensonge, et prouvant qu’il est responsable de tout cela. Si elle ne l’est pas, en revanche, nous serons forcés d’admettre que nous avions tort, et il pourra être relâché. Mais nous savons tous quelle sera l’issue de ce jugement, n’est-ce pas, monstre ! » hurla-t-il en se tournant vers Sin-saïd.
Le souverain se leva à nouveau de son trône et fit un signe à un garde. Alors que celui-ci s’emparait d’un brasero qui réchauffait la pièce, le roi déclara : « Moi, Gulkishar, souverain absolu de Babylone, approuve cela. Si les dieux sont en effet en colère contre nous par sa faute, alors ils ne le protègeront pas. S’ils considèrent en revanche qu’il est innocent, alors ils le guideront vers sa liberté. » Le garde arriva à côté de Sin-saïd, déposa le brasero et inséra dans les braises sa dague. « Sin-saïd, fils de Bel-samu, disciple de Baassiia, souhaites-tu dire quelque chose avant ton jugement par les dieux ? demanda le roi. — Gulkishar, mon roi, je me remets entièrement en votre décision. Puissent les dieux me bénir et prouver mon innocence. Je souhaiterais, le temps de la préparation de la lame, prier en silence. — Très bien, ton souhait est accordé. »
Alors que l’homme rabaissa la tête et commença à marmonner des supplications envers diverses divinités, plusieurs gardes arrivaient au niveau du brasero, attisant autant que faire se peut les braises, réchauffant progressivement la lame. Au bout de quelques minutes, elle commença à apparaître comme étant rougeoyante. « Il est l’heure, Sin-saïd, les dieux ont eu le temps de se décider, à nous de voir si tu nous as menti. »


Texte initialement publié sur supran.fr pour le #DéfiDuLundi 3, suivant le thème de jugement.